Mais Internet n'est pas un isoloir !
Le débat sur les données personnelles pointe une réalité méconnue du grand public, une vérité crue que, par une sorte de pudeur, les acteurs techniques et leurs responsables cachent par omission :
- L'homme numérique est fondamentalement transparent ! Il peut être reconnu, identifié, suivi dans tous ses parcours sur des sites, des réseaux, en mobilité, etc... Ce n'est qu'une question d'algorithme et de coût.
- Toutes les déviations sont possibles de la part des industriels d'Internet, ou, comme le montre le scandale de Prism, des gouvernements. C'est une question de déontologie, de réglementation, utopique ou réaliste... et de puissance de calcul.
- C'est surtout un bal de faux arguments, de desinformation, de tromperie, une guerre de communication sur la vertu des intentions, et le vice des pratiques inavouées. Certes, il existe des espaces sécurisés, mais ce sont des îlots dans un océan où toutes les transparences sont possibles pour qui veut, et ose, y mettre le prix.
Soyons réalistes, s'il existait, sur le continent numérique, une seule et même loi s'imposant à tous les acteurs, locaux comme globaux, qui l'aurait définie ? qui serait en charge de la faire respecter, et surtout avec quels moyens de contrôle, et quels coûts ? Et si tant est que certains pays s'aventurent sur une telle contrainte, des acteurs globaux majeurs joueraient-ils le jeu ? Les tentatives de mettre des barbelés sur les périmètres nationaux, qui n'ont de sens que pour les espaces physiques, seraient complexes, aisément contournables, et, à la limite, ridicules : décalées face à la nature même d'un réseau global échappant aux potentats locaux.
Nous avons plusieurs fois constaté ce décalage, en particulier pour la fiscalité, avec les effets pervers majeurs sur l'économie et sa gestion sur les périmètres historiques. Le dirigeant de tel ou tel territoire traditionnel, pris dans le flot du courant numérique, n'est-il pas établi sur une coquille de noix ? Dans le fond, il aimerait bien prendre sa part de l'économie numérique, il aimerait bien aussi y dicter des lois, et réguler le flot : au risque d'y perdre son énergie, et de dévier la manne vers d'autres rivages plus accueillants et moins regardants.
Le propos ici n'est pas de critiquer le fond : les motifs sont excellents, et la protection des personnes est un noble combat. Mais la question posée est celle des moyens concrets et des facilités de contrôle par des actions qu'il faudrait peu coûteuses et praticables. A le beau combat à la Don Quichotte !
Techniquement, l'Internet n'est ni vertueux, ni pervers, et sa transparence est le résultat des compromis techniques des protocoles de communication, où les informations, toutes mises sous forme binaire, ne sont pas masquées. Car leur cryptage a un coût et suppose une organisation plus complexe. Or ces informations, de fait, passent dans de nombreuses mains, fournisseurs d'accès, opérateurs de mobiles, gestionnaires de sites, réseaux sociaux, ... sur tout types de réseaux et de services du net !
Finalement, à chaque utilisateur de se faire une opinion, et en particulier de connaître les risques de ses parcours sur Internet.
Finalement, à chaque utilisateur de se faire une opinion, et en particulier de connaître les risques de ses parcours sur Internet.
Prenons quelques faits révélateurs de l'état des lieux :
- L'accès aux données fines est qualifié par un terme technique : le DPI (Deap Packet Inspection) qui est "intrusif" et permet de lire le contenu des "paquets" constitutifs des messages qui transitent sur les réseaux. Le DPI peut être mis en oeuvre par tous les programmes qui agissent sur les paquets pour les constituer, les transporter, bref par tous les opérateurs du net : fournisseurs d'accès, opérateurs de câble, de mobile, infrastructures de sites, et aussi les réseaux sociaux et autres acteurs spécialisés. Si nous comparons ce fait aux pratiques du courrier physique, le transporteur est habilité à lire les adresses des enveloppes, mais ne peut lire impunément le contenu. Il aura d'ailleurs des difficultés à le faire incognito et à grande échelle. Pour le net, le paradigme change, et l'accès, voire la modification pour créer un virus, sont possibles. On pourrait considérer qu'il s'agit là violations de l'espace privé... Certes, mais belle théorie : à qui la charge de la preuve, et comment révéler des accès par essence incognito ? D'ailleurs ce DPI est précieux dans de nombreux cas, au point que des éditeurs spécialisés permettent un emploi banalisé de ces intrusions, dans une grande diversité de contextes : voir l'offre par exemple de Procera. L'inspection généralisée des paquets est ainsi outillée et accessible aux acteurs économiques.
- Les géants de l'informatique et du net (Google, Yahoo!, Microsoft, Apple, AOL, YouTube...) sont bien sûr en première ligne pour mettre la main dans ce sac, et se livrent entre eux à une guerre de communication. Ils ne sont pas au dessus de tout soupçon ! Le scandale Prism les a éclaboussés. La suspicion se généralise (exemple Skype). Le double langage est de règle. Les CNIL européennes s’inquiètent. Et dans le même temps Google dépose un brevet qui lui permettrait de jouer le rôle du shérif du web ! Le continent numérique est vraiment à la dérive, comme nous l'indiquions dans un précédent message.
- Enfin, dans ce bal masqué de géants, où les Etats veulent prendre leur part, ceux-ci ne sont pas à la traîne : n'ont-ils pas à traquer la criminalité qui prend son essor aussi sur le net ? Avant Prism il y avait le projet Eagle aux Etats-Unis, et certains experts citent un projet français plus modeste. Qui croire ?
Dans cet affrontement, l'individu a aussi son mot à dire. Certains le voient reprendre possession de ses données. C'est le concept du VRM opposé au CRM. Des projets vont dans ce sens, promus en particulier par la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération) : rendez-moi mes données est le slogan de cette volonté de contre pouvoir. Une start-up française propose une offre simplificatrice pour fédérer les accès aux sites et autres réseaux sociaux (Onecub). Que prévoir au delà ? Le rapport de force n'est pas à l'avantage de l'utilisateur, et les entreprises, soyons réalistes, seront toujours réticentes à publier les données qu'elles jugent sensibles et concurrentielles. Une telle ouverture des données est contre nature, et ne peut être assimilée aux exemples d'Open Data où l'ouverture des données est au contraire synergique pour l'entreprise.
Ces tiraillements autour des données personnelles seront-ils éternels ? Car il y a bien une solution, que l'on peut voir en terme de partage de données, mais surtout de principe d'architecture où les algorithmes de gestion des "contacts", d'identification, seraient normés, conformes à un modèle, déposés dans un catalogue, bref gérés comme le sont les vulgaires composants d'une architecture SOA, ou de web services ...Il serait possible de modéliser le parcours de l'Internaute et de mettre ses traces sous son contrôle, dans une architecture distribuée et partagée. Ceci bien sûr avec une Gouvernance, comme celle mise en place autour de l'urbanisme des SI (ou de l'Architecture d'Entreprise) dans les grands groupes d'entreprises. Mais il ne faut pas se leurrer sur les obstacles systémiques à un tel projet, constatés par exemple, dans un contexte plus réduit avec le DMP, Dossier Médical Personnel, qui n'en finit plus de se mettre en place... Alors ne rêvons pas sur la vraisemblance de tels accords, à grande échelle, dans le contexte chaotique actuel, et avec les intérêts en cause.
Vraiment Internet est une jungle, un Far Ouest où des bandes opèrent et monopolisent l'espace, avec acteurs économiques qui maîtrisent cette complexité, et en jouent. Leur pouvoir est grandissant. L'homme numérique doit se résoudre à être transparent.
Les très riches heures du Duc de Berry - L'homme anatomique - 1411-1416 |
Après tout, on a beau critiquer le travail gratuit que l'Internaute ferait dans cet espace, les trésors de données qu'il crée au profit des géants du net, penser que c'est immoral, déviant, ... Toujours est-il que les services du net sont utiles, souvent pour un prix défiant toute concurrence, comme nous l'avons à maintes fois montré. Il y a là une logique géopolitique, qui promeut ces géants en "services publics", certains pouvant bien se voir responsables d'une morale et d'une régulation planétaire, que leur position dominante, globale et sans équivalent, rend possible ...